Nouvelles de Vârânasî.

Dimanche 4 Janvier 2015, Vârânasî.

Chère famille, chers amis,

Je commencerai par vous souhaiter tous mes vœux de bonheur et de joie pour cette nouvelle année. Que chacun de vous écoute son cœur et vive pleinement la vie qu’il a choisie. Je me rends compte au fil de mes rencontres qu’il existe autant de façons de vivre une vie qu’il y a d’individus ; et toutes se valent. L’important est d’être en accord avec soi-même.

Mon voyage poursuit son cours et chaque jour apporte son lot de surprises, de rencontres, de découvertes, de prises de conscience, d’émotions. Le voyage est une vie en condensé. L’on y expérimente tout d’une manière démesurée. Le Temps, ou plutôt son absence, permet au voyageur au long cours de vivre chaque instant avec une intensité extrême. En effet, son esprit n’étant plus tiraillé par ce Temps et par les obligations qui en découlent, il peut jouir complètement du moment présent. Être là, conscient, observateur, rêveur, poète. Et je dois dire que Vârânasî se prête plutôt bien à la rêverie…

Le Gange.

Le Gange.

Vârânasî, que les Anglais avaient renommé Bénarès, et qui dans l’Ancien Temps portait le nom de Kashi. Cette ville, que longe le Gange, le fleuve sacré, est un des lieux saints les plus importants de la religion hindou. La légende affirme que mourir à Vârânasî permettrait au défunt de clore le cycle infernal des réincarnations. Son âme trouverait alors le repos éternel.

La Mort fait donc partie intégrante de la vie ici, et il n’est pas rare qu’au détour d’une ruelle l’on tombe sur un cortège d’hommes transportant à bout de bras une civière en bambou sur laquelle repose le corps d’un défunt enveloppé de tissus multicolores. Ce corps sera déposé et incinéré sur un bûcher à ciel ouvert, au bord du Gange, sur l’un des deux burning ghâts [1] dont dispose la ville. L’ambiance qui règne alors sur le lieu a quelque chose de mystique. Les corps se consument sous le regard de tous : famille, amis, inconnus, touristes. Je peux comprendre le malaise de certains Occidentaux face à ce « spectacle » inhabituel. Notre rapport à la Mort est si différent ! Mais ici, Elle semble tellement naturelle que je ne ressens aucune peur, aucun dégoût, aussi « violente » que puisse être la vision. Je me rappelle d’un soir où, rentrant à mon guest house par les ghâts, je passais devant le petit burning ghât. Là, à quelques mètres de moi, un corps était en train de brûler sur un bûcher. Mon regard se figea sur ce corps. Je pouvais clairement discerner le visage du défunt et un de ses pieds littéralement rongés par les flammes. Dans un autre endroit et dans un autre temps, cette vision m’aurait certainement hanté pendant un moment. Ici, le « choc » s’évanouit immédiatement et je poursuivis calmement mon chemin.

Sâdhu contemplant le Gange depuis un ghât.

Cette sérénité de l’esprit est à mon avis due à l’atmosphère si particulière qui règne sur les ghâts. Quel plaisir que de déambuler sur ces marches et d’assister à des scènes de vie si authentiques, si belles, si colorées. Dans la brume matinale, hommes et femmes se recueillent, prient, font leurs ablutions dans le Gange. Plus tard dans la matinée, l’heure est aux lessives, et le linge est étendu sur d’immenses cordes – voire à même le sol -, formant des espaces où toutes les couleurs se mêlent dans une gaieté vivifiante. Et cette gaieté est amplifiée par les jeux des enfants : batailles de cerfs-volants ou parties endiablées de cricket et de badminton. L’après-midi, la vie s’intensifie. Les ghâts sont pris d’assaut par les touristes, et les rabatteurs en tout genre grouillent dans l’espoir de récolter quelques roupies. Puis le Soleil se couche. Alors se déroule sur les principaux ghâts le Puja, cérémonie hindou pendant laquelle des prêtres (généralement de jeunes brahmanes) officient en effectuant des gestes rituels méticuleusement appris et accompagnés de chants sacrés.

Prière matinale.

Lessive.

Lessive.

Bataille de cerfs-volants.

Bataille de cerfs-volants.

Mais la vie à Vârânasî ne saurait se limiter aux seuls ghâts, et il faut éprouver l’ambiance incroyable du chowk [2] de la Vieille Ville dont le dédale infini de minuscules ruelles égarerait le meilleur des scouts ! Impossible en effet de trouver son chemin sans demander de l’aide aux commerçants du coin. Et il n’est pas impossible aussi qu’une fois sur la bonne route il nous faille rebrousser chemin car une vache obstrue le passage, trop occupée à brouter une affiche publicitaire collée au mur. A ce propos, voici une citation d’Henri Michaux extraite de son journal de voyage Un barbare en Asie qui m’a beaucoup fait rire :

« Ils [les hindous] ont fait alliance avec la vache, mais la vache ne veut rien savoir. La vache et le singe, les deux animaux sacrés les plus impudents. Il y a des vaches partout dans Calcutta. Elles traversent les rues, s’étalent de tout leur long sur un trottoir qui devient inutilisable, fientent devant l’auto du Vice-roi, inspectent les magasins, menacent l’ascenseur, s’installent sur le palier, et si l’Hindou était broutable, nul doute qu’il serait brouté. »

Vache sacrée.

Vache sacrée.

Je me rappelle aussi d’une remarque de mon ami Marc qui, ayant voyagé en Inde du Nord l’été dernier, m’avait dit en plaisantant : « Ce qu’il y a de cool en Inde c’est que nous n’avons pas besoin d’aller au zoo et de payer un ticket pour voir des animaux. » Je réalise à présent la véracité de ses dires. (Rémy, ce pays te conviendrait à bien des égards, entre le faible coût de la vie, la bouffe et les bêtes, tu en aurais pour ton argent !). Un jour, me promenant dans la grande rue menant au ghât principal, j’aperçus un attroupement hilare d’Indiens et de touristes devant une boutique de vêtements. Je m’approchais pour voir l’objet de ces rires et vis, allongé en plein milieu du magasin, un énorme taureau. J’éclatais de rire à mon tour. Le plus drôle était qu’aucun employé ne semblait se soucier de la présence de ce mastodonte, et cela n’empêchait pas non plus aux clients d’entrer pour acheter ce dont ils avaient besoin. Mon esprit transposa aussitôt la scène dans le H&M de la rue d’Antibes à Cannes et j’imaginais la réaction des gens. Ce serait sans doute encore plus amusant ! Cet après-midi, dans la même rue, un grand singe était assis sur un scooter en train de manger des puris [3] ! Mais la faune vârânasîenne ne se réduit pas seulement aux vaches et aux singes : chiens des rues, chèvres, moutons, buffles, rats, souris, écureuils, chats (assez rare), oiseaux, complètent la ménagerie.

Hanuman, Roi des singes.

Hanuman, Roi des singes.

Une dernière chose à propos des vaches : il faut être particulièrement vigilant lorsque l’on marche dans ces ruelles minées de bouses aussi grosses que fraîches ; surtout quand on porte de belles sandales Quechua comme les miennes…

Depuis mon arrivée ici, mon séjour a été ponctué de nombreuses et belles rencontres : voyageurs, expatriés, musiciens, locaux et sâdhus. Chacune d’elles est unique et c’est un réel plaisir que d’écouter les récits de chacun : récits de voyage, récits de vie. Evidemment, parmi toutes ces rencontres, quelques-unes m’ont davantage marqué…

J’arrivai à Vârânasî le 23 décembre 2014 vers midi. Aussitôt mes affaires déposées dans ma chambre, je partis à la découverte de la Vieille Ville et des ghâts. En route vers le grand burning ghât, je passai devant un sâdhu [4] et fus immédiatement attiré par son aura. Il était presque nu, ne portant qu’un longhi [5], de longues dreadlocks descendant en cascade sur ses épaules, et un regard d’une intensité rare. Assis en position de lotus, il psalmodiait le mantra [6] Hare Krishna. Le lendemain matin, de bonne heure, je revins le voir. Quelques hommes étaient auprès de lui, bavardant. Il faisait assez froid, et un vieux monsieur m’invita à me joindre à eux autour du feu. Ils étaient en train de préparer du tchaï [7] que nous partageâmes tous ensemble. Puis ils préparèrent un shilom [8] qui tourna de mains en mains. N’étant pas fumeur et voyant les quintes de toux que déclenchait la chose, je préférais passer mon tour. Je discutai avec le monsieur qui m’avait invité à me joindre au groupe, le seul de tous à parler anglais. Il s’appelait Shree et était vendeur de bijoux. De lui aussi émanait une certaine sagesse, dans son regard bienfaisant, dans sa douceur de parler, dans ses gestes, dans son sourire. Nous devînmes immédiatement bons amis. Les quatre jours suivants, je revenais chaque matin. Shree me raconta son histoire ainsi que celle de Babaji, le sâdhu. Je prenais également beaucoup de plaisir à rester auprès d’eux, à ne rien faire, à m’imprégner de leur présence apaisante, et à méditer face au Gange.

Assi Ghât.

Assi Ghât.

Puis je déménageai vers Assi Ghât, à l’autre bout de la ville. Alors mes visites à mes deux amis s’espacèrent. En revanche, je rencontrai de nombreux musiciens et voyageurs. Je me liai d’amitié avec un musicien Grec, Périclès, qui, par la suite, devint mon voisin de chambre. Il jouait des tablas et apprenait le sitar. Nous passâmes quelques nuits entières à jammer ensemble. Nous nous achetâmes aussi deux petites guitares de voyage pour renouer avec notre culture rock et reggae.

Parmi les voyageurs, toutes les nationalités étaient représentées. Ce qui eut pour conséquence de me donner de nouvelles idées de voyages… Certains ne voyageaient que pour quelques semaines, d’autres pour une année, d’autres encore pour un temps indéfini. Je me souviens de ce Français qui n’avait cessé de bourlinguer depuis plus de treize ans !

Enfin, il y avait les expatriés, ceux qui étaient tombés amoureux de la ville et qui avaient décidé de tout quitter en France pour construire quelque chose ici.

Toutes ces rencontres sont une source d’inspiration et une véritable leçon de tolérance. Elles m’apportent toutes quelque chose, me font grandir, réfléchir, me remettre en question. Elles m’ouvrent l’esprit et me permettent de me rendre compte que nous sommes parfois aveuglés par notre propre vision du monde.

Ce que j’apprécie en voyage, et en particulier dans le voyage en solitaire, c’est cette ouverture à l’Autre, cette possibilité de prendre le temps de découvrir les histoires de chacun. Tous les matins, au réveil, j’éprouve une certaine excitation à découvrir ce que la Vie me réservera dans la journée. Ce sentiment est quasiment inexistant dans la routine besogneuse…

Barque de pêcheur.

Barque de pêcheur.

Je terminerai cette lettre par une courte réflexion concernant la Musique. Lorsque j’avais pris la décision de venir en Inde pour apprendre le bansuri, la Musique était alors le prétexte et la finalité de mon voyage. J’avais en tête de « devenir musicien » pour « gagner ma vie ». Plusieurs éléments m’amenèrent à penser que cette façon de voir les choses n’était pas la bonne, et j’en suis venu à cette conclusion : je joue de la Musique par amour pour Elle, et non dans un but lucratif. De plus, étant intéressé par tant d’autres choses, par tant d’autres domaines, je serais incapable de ne me consacrer qu’à Elle. Elle n’est donc plus un but à atteindre dans mon voyage, mais une partie, certes importante puisque je continue à pratiquer régulièrement, à jouer et à assister à de nombreux concerts.

Le temps est venu pour moi de vous dire au revoir. L’Inconnu m’attend dehors. Je vous embrasse tous très fort et je pense à chacun de vous avec tout mon amour et toute mon amitié.

Kim

Kashi.

Kashi.

[1] Ghât : escaliers bordant le Gange.

[2] Chowk : bazar, marché.

[3] Puri : galette frite.

[4] Sâdhu : renonçant, ascète.

[5] Longhi : morceau de tissu enroulé autour de la taille et servant de pantalon.

[6] Mantra : chant dévotionnel répété inlassablement.

[7] Tchaï : thé indien épicé et coupé avec du lait.

[8] Shilom : pipe droite fourrée de tabac et de haschisch.

6 réflexions sur “Nouvelles de Vârânasî.

  1. Cette lettre Kim est pure poésie ! Une belle authenticité, présence et émotion s’en dégage.
    Je ressens douceur, plaisir et joie
    Je pourrai fermer les yeux maintenant, ressentir et voir tout son contenu.
    Je te remercie de nous partager ton voyage avec cette Amour, belle légèreté qui s’en dégage.
    Je t’embrasse Kim et te souhaite le meilleur pour cette Année qui commence en Conscience.
    Chadna.

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  2. Moi aussi je t’envoie toute mon affection. Te lire me procure un réel bonheur et je t’en remercie. Bonne année toute en richesse de ces decouvertes. A tout bientôt. Prends bien soin de toi Jedai…. bisous. Emma

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  3. Salut Kim,
    J’ espère que tu vas bien?
    Après ces quelques lignes sur le chiot façon eau courante dans le cucu, te voici donc à Vârânasî, tes écrits sont remplis de bonnes choses. C’ est mieux que Ushuaia avec Nicolas Hulot 🙂
    Continue à découvrir ce pays, tellement de choses à nous faire vivre… Fais attention à toi et prends du bon temps, ce dernier n’ étant plus un obstacle pour toi!
    Gros Bisous de 22 V’là les flics

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