Sur les traces du Bouddha.

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Bas-relief représentant Krishna, le joueur de flûte, entouré de ses Gopîs, jeunes gardiennes de vaches entièrement dévouées à lui, et d’animaux.

« S’il n’y a pas de but, il n’y a pas non plus le soucis d’accomplir. C’est dans ce nulle part que se trouve la libération, c’est-à-dire que l’on découvre que l’on est libre. »

« C’est dans l’incertitude que se produit la magie du jeu du monde. »

Citations d’Anandababa extraites du livre Sâdhu – Un Voyage Initiatique de Patrick Lévy.

Vendredi 6 février 2015, Bodhgaya.

Chère famille, chers amis,

C’est avec une immense joie que je reviens vers vous pour vous conter la suite de mes pérégrinations indiennes. Un mois s’est écoulé depuis ma dernière lettre. Inutile de vous dire qu’il a été riche en nouvelles rencontres, en expériences, en mouvements, en enseignements.

J’ai choisi de vous le raconter en suivant l’ordre chronologique des différents évènements. J’espère que vous prendrez plaisir à lire ces lignes et que vous ne tomberez pas morts de fatigue avant la fin. (Je vous préviens, c’est un peu long !)

Bonne lecture et bon voyage à tous !

*

Quelques jours seulement après la rédaction de ma dernière lettre, je quittai la guest house dans laquelle nous logions avec mon ami Periklis pour une petite adresse familiale très réputée dans la communauté musicienne de Vârânasî, la Ganesha Family House. Ganesh, le propriétaire, est musicien et professeur de tablas. Dans sa jeunesse, il a accompagné les plus grands solistes de l’Inde dont Hariprasad Chaurasia, le flûtiste qui m’a donné envie de commencer le bansuri. Ganesh est aussi réputé pour jouer sur les plus gros tablas du monde. Il les a fait fabriquer sur mesure et, pour vous donner une idée, ils ont à peu près la taille de tonneaux à vin !

Là, je m’installai dans une petite chambre toute simple mais très mignonne. Le seul mobilier était un matelas posé à même le sol. Le bleu ciel des murs et les deux dessins qui y étaient peints (le symbole OM et un sâdhu en méditation) donnaient à la pièce une atmosphère légère et fort agréable. Je m’y sentis tout de suite très bien.

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Ma petite chambre à la Ganesha Family House.

La maison comportait quatre étages. Au rez-de-chaussée se trouvait le hall d’entrée, le salon de musique ainsi que quelques chambres réservées aux étudiants de Ganesh. L’un d’entre eux suivait l’enseignement musical traditionnel appelé guru-shishya parampara. En fait, en échange d’un travail quotidien dans la maison, il recevait nourriture, hébergement et enseignement musical. Cela faisait plus de dix ans qu’il vivait dans cette famille.

Au premier étage vivait la famille et leur énorme Labrador, le seul chien que j’ai rencontré qui méritait vraiment ce nom. Les autres, ceux des rues, ressemblent davantage à des hyènes !

Enfin, les second et troisième étages étaient réservés aux invités. Nous étions cinq en tout, trois à mon étage et deux à l’étage supérieur. Nous partagions une petite cour commune, une cuisine et deux salles d’eau. Nous étions tous musiciens. Mon voisin de chambre, Gabriele, un Italien plein d’énergie et extrêmement drôle, apprenait les tablas. Dans la chambre d’en face logeait Luba, une Slovaque qui étudiait le bansuri. Au troisième, Krish, un Français expatrié d’une soixantaine d’années, travaillait le chant dhrupad, et dans la chambre opposée se trouvait une Allemande qui étudiait la danse Bharata Natyam à la B.H.U., la grande université des arts de Bénarès.

Je me liai d’amitié avec Gabriele et Luba en particulier. Ils étaient tous deux quarantenaires mais avaient gardé quelque chose de l’enfance, dans leurs regards rieurs, dans leur joie de vivre et dans leurs comportements. Après de multiples voyages en Inde, Gabriele ne supportait plus la nourriture locale et s’était ramené d’Italie quatre litres d’huile d’olives qu’il avait produite lui-même dans sa maison de campagne et deux gros morceaux de parmesan. Du coup il n’était pas rare qu’il nous cuisine d’excellentes pasta pour le déjeuner.

[Petite parenthèse culinaire et médicinale. J’ai été très déçu par la nourriture servie dans les restaurants à Vârânasî. Je ne sais si c’est pour s’adapter au goût des touristes occidentaux, en tout cas je l’ai trouvé fade et sans intérêt. De plus elle m’a rendu malade à plusieurs reprises. Heureusement que Periklis connaissait l’adresse d’un bon docteur ayurvédique ! Son « cabinet » m’était fort sympathique. Logé en plein milieu d’une ruelle bondée de rickshaws et de vaches et coincé entre le minuscule local d’un vendeur de cadenas et une pâtisserie, l’on y pénétrait par deux bâches en plastique transparentes. Le « docteur » était assis derrière une planche en bois posée sur deux tréteaux lui servant de bureau. Les murs étaient formés d’innombrables étagères sur lesquelles étaient posés des bocaux contenant des produits liquides douteux, des plantes séchées, des racines obscures. Le docteur lui-même semblait avoir été conservé dans l’un de ces liquides pendant plusieurs années ! En tout cas, son traitement m’a guéri en une journée…]

Le fait d’être entouré de musiciens était extrêmement motivant pour ma pratique personnelle du bansuri. Et je ne crois pas mentir en affirmant que ce séjour à la Ganesha Family House m’a été bénéfique et m’a permis de faire de bons progrès.

*

En me promenant sur les ghâts en fin d’après-midi, je croisai Hélène et Henry, un couple de hippies français d’une cinquantaine d’années rencontré à Delhi au début de mon voyage. Amoureux de Vârânasî, ils y viennent chaque hiver depuis plusieurs années. Flâneurs, buveurs de tchaï et fumeurs de shilom, ils connaissent la ville comme leur poche. En discutant je leur dis que j’aimerais beaucoup essayer le bhang lassi, une boisson à base de lait mélangé à du bhang, une purée noirâtre obtenue en écrasant les graines mâles de la ganja. Mais plusieurs personnes m’avaient averti de la puissance des effets de cette boisson. Je ne voulais donc pas la boire seul et je proposais à mes amis s’ils souhaitaient se joindre à moi. Nous prîmes rendez-vous trois jours après. Seul Henry m’accompagna. Nous nous mîmes en route en direction d’un lassi shop qu’il connaissait bien. Là, je demandai au vendeur de ne pas trop charger la boisson. Il ne me mit qu’une petite cuillère de bhang. A Henry, qui est un habitué, il lui en mit tellement que son lassi ressemblait davantage à un café. Une fois la boisson ingérée, nous retournâmes sur les ghâts en attendant que la digestion se termine et que les premiers effets se fassent ressentir.

Nous nous assîmes à un tchaï shop face au Gange. Il était trois heures de l’après-midi. Le Soleil éclairait les ghâts d’une lumière douce et chaude et le fleuve sacré glissait lentement vers l’Est. Décidemment, le spectacle de ce paysage était aussi magique qu’au premier jour. Il y a véritablement quelque chose d’immuable dans ce lieu, une Paix éternelle.

Au bout d’un certain temps, je commençai à percevoir les premiers effets de la boisson. Je me sentais de plus en plus lourd, comme si une force invisible tentait de m’écraser au sol, de m’aplatir. Mais cette sensation n’était pas désagréable, au contraire. Cependant, je commençai à ne pas me sentir à l’aise d’être à l’extérieur. Je ne savais pas du tout quelle serait la suite des effets et avec quelle puissance ils m’emporteraient. De plus, un Indien que connaissait Henry vînt nous parler et ce-dernier lui dit que nous venions de prendre un bhang lassi. En moins d’une minute la nouvelle avait fait le tour du ghât et je me mis sérieusement à angoisser. Je demandai à mon ami si nous pouvions aller ailleurs et il me proposa de nous installer dans sa chambre, ce que nous fîmes.

Hélène était là et m’invita à me mettre à l’aise. Je m’allongeai dans leur lit et elle m’apporta une couverture. J’étais de nouveau calme et prêt pour le « voyage ».  Il durerait plus de six heures !

A présent, il m’était impossible de bouger. Tout mon corps était engourdi.  Je pouvais seulement tourner ma tête, mais avec difficulté. J’avais le sentiment de ne plus avoir de volonté. J’étais bien comme ça, un point c’est tout. J’étais stoned, je planais.

Henry me demanda s’il pouvait mettre de la musique. Bien sûr j’acceptai, et quelle ne fût pas ma joie lorsque je reconnus le riff de « Black Dog » de Led Zeppelin. A partir de ce moment, je trippais complètement. La musique, magnifique, résonnait dans ma tête en trois dimensions. La guitare de Jimmy Page était au premier plan et à chaque note jouée des tâches colorées et mouvantes apparaissaient dans mon champ de vision. Je redécouvrais Led Zep’.  Ces chansons que je connaissais par cœur s’offraient à moi sous un jour nouveau.

Led Zeppelin Psychedelic

Puis mon attention se focalisa sur Hélène qui se tenait près de la fenêtre. Autour d’elle, tout devint flou. En revanche, je la percevais avec une netteté extraordinaire. Mon acuité visuelle devenue ultra-sensible me permettait de voir chaque détail de son visage, chaque trait avec une précision extrême. Je me souviens même avoir eu peur, comme dans un film d’horreur. J’avais l’impression qu’elle allait vieillir soudainement devant mes yeux. (Cela me fait penser à la scène de Shining de Kubrick, lorsque Nicholson enlace une jeune femme nue qui, au plan suivant, s’est transformée en une vieille femme cadavérique.) Puis elle se mit à me parler mais j’étais incapable de discerner ses mots. Seuls des sons lents et graves me parvenaient, comme lorsque l’on s’amuse à ralentir une séquence audio sur un logiciel informatique.

Je me rappelle regarder régulièrement ma montre et m’apercevoir que le temps s’écoulait très lentement. Et la musique continuait à bercer mon « voyage » : « Black Dog », « Stairway to Heaven », « Heartbreaker », « Babe I’m Gonna Leave You », « Since I’ve Been Loving You » mais aussi « Wish You Were Here », « Shine On You Crazy Diamond », « Echoes » des Floyd. Parfois, ces musiques se confondaient dans mon esprit embué mais toujours conscient.

Je me souviens d’une conversation où ils me racontèrent leur vie et leur expérience avec les drogues. Ils étaient amoureux depuis l’âge de 18 ans et avaient tout vécu et tout expérimenté ensemble. J’étais profondément ému et les trouvais magnifiques. Puis je me sentis repartir et les en avertis. Ils souriaient et continuaient à me parler mais je ne comprenais plus ce qu’ils me racontaient. J’avais l’impression qu’ils discutaient dans une langue étrangère, inconnue, composée de sons me rappelant tantôt l’espagnol, tantôt le chinois, une sorte de langue venue de l’espace. Je riais aussi. J’étais heureux. C’était comme si je vivais l’un de mes rêves d’adolescent. J’étais en train d’effectuer un voyage dans le Temps et dans l’Espace : j’étais en Inde, dans les années 70, entouré de hippies fumant le shilom, en plein trip cosmique et bercé par la musique de mes groupes favoris.

Pink Floyd Psychedelic

Mais progressivement, je me sentais redescendre, ou plutôt atterrir, car la sensation était vraiment similaire à l’atterrissage d’un avion. Je revenais sur Terre doucement, par paliers.

Lorsque je retrouvai la quasi-totalité de mes facultés motrices, je décidai de rentrer à ma guest house. Une fois dans ma chambre je m’étendis sur mon lit et mis un album de Chaurasia pour m’endormir.

Je suis content d’avoir vécu cette expérience qui m’a entrouvert les portes de la perception. Mais j’avoue aussi avoir été chanceux que le « voyage » se soit bien passé, car je pense qu’il est très facile d’avoir un mauvais trip. Le moindre évènement extérieur peut le chambouler complètement et devenir une source d’angoisse insurmontable, car pendant toutes ces heures nous restons conscients mais nous ne sommes absolument pas maître de notre corps ni de nos sens.

Je recommande donc aux intéressés qui me lisent de ne pas essayer seul et de bien choisir les personnes avec lesquelles vous souhaitez « voyager », des personnes de confiance. Le mieux serait même qu’une d’entre elle se dévoue pour ne pas en boire et pour prendre soin de ses amis « voyageurs ». Ça fait beaucoup de précautions, je sais, mais je pense qu’elles ne sont pas négligeables… Le choix du lieu est également primordial. Il est important de trouver un endroit au calme, où personne ne peut venir troubler votre trip – bien que nous ne soyons jamais totalement à l’abri d’un incendie ou de tout autre incident extérieur…

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Mes dix derniers jours à Vârânasî ont été le théâtre de questionnement, de remise en question et de prise de conscience. Il faisait alors très froid et la brume et la pluie n’encourageaient pas à sortir. Je restais donc des heures durant dans ma chambre glacée à ne rien faire – ou plutôt à faire une chose dont j’ai horreur, à savoir passer des heures derrière l’écran de mon ordinateur. Je n’avais de motivation pour rien. Même jouer de la musique m’était impossible, mes mains congelées m’empêchaient de pratiquer mon bansuri ! De plus, mes intestins n’allaient vraiment pas bien à cause de la nourriture servie dans les restaurants et une douche froide acheva de me rendre complètement malade (c’était avant de trouver le « docteur » ayurvédique…). Au même moment, deux évènements me bouleversèrent violemment. Le premier était l’arrivée à Assi Ghât de centaines de familles extrêmement pauvres du Bihar qui avaient fait le voyage jusqu’à Vârânasî dans le dessein de trouver un peu de charité et de solidarité à l’occasion de la fête du cerf-volant. Le second était la nouvelle de l’attentat contre les dessinateurs de Charlie Hebdo et dont je pris connaissance sur Facebook ! Au choc de l’information s’ajouta le débat qu’engendra la publication de mon message sur mon mur. Je regrette sincèrement de l’avoir écrit. Je voulais seulement diffuser un message de paix et les différentes interprétations, dû certainement à la maladresse de mes mots, engendra un débat sur la liberté d’expression qui m’échappa totalement. J’étais irrité et triste, et pour la première fois de mon voyage je me sentais vraiment seul. Je n’avais personne pour me consoler, pour me prendre dans ses bras et pour me donner un peu d’amour et de chaleur. Je trouvais un peu de réconfort en discutant avec ma famille sur Skype et en écrivant à mes amis Virgile et Marc, qui tous deux eurent des mots magnifiques. Je retenais en particulier ce sage conseil de Virgile :

« Il faut apprendre à comprendre et à accepter ses émotions sans se laisser posséder par elles, sous peine de mener à des actions dénuées de sens et désespérées. »

Le non-agir, la méditation, l’observation, le contrôle de ses émotions et de ses sentiments, autant d’ « actions » que je tente à présent de mettre en pratique lorsque la Vie place des obstacles sur mon chemin. Apprendre à lâcher prise et à ne pas réagir aveuglément aux choses qui nous font mal ou qui nous blessent. Les émotions et les sentiments ne sont-ils pas éphémères, comme tout ? Alors un nouvel acteur entre en scène : la Patience. Donner au Temps le temps de guérir nos blessures et nos peines. Lui donner également le temps d’apporter des réponses à nos interrogations.

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Assî Ghât après la pluie.

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Par chance, le Soleil réapparut deux jours avant mon départ pour Kolkata. Je retrouvai le moral et profitai de cette superbe météo pour me promener une dernière fois sur les ghâts en compagnie de Periklis et Mariana, mes deux amis grecs.

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Mes amis Grecs Mariana et Periklis.

Je me rendis également auprès de Babaji, le sâdhu, et de Shri, mon ami bijoutier (cf. « Nouvelles de Vârânasî »), pour leur dire au revoir. Ce-dernier m’invita chez lui pour boire un tchaï et me présenter sa famille. Je rencontrai sa femme, un de ses fils, ses deux filles et les deux enfants de l’une d’elles. Ils vivaient tous ensemble dans une pièce de dix mètres carré. Pourtant, Shri avait un sourire immense collé aux lèvres et me dit que Dieu ne lui avait pas donné beaucoup d’argent mais qu’il s’était rattrapé en lui offrant une famille merveilleuse. Ils étaient heureux, et ça se sentait. L’Amour régnait dans ce foyer.

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L’heure du départ sonna. Je retrouvai Luba, Mariana et Periklis avec qui je m’apprêtais à partir pour Kolkata. Le départ de notre train était prévu aux alentours de 18h00, mais évidemment, le train était en retard. Je peux vous assurer que finalement nous sommes plutôt bien lotis avec notre chère SNCF ! En Inde les trains sont TOUJOURS en retard, c’est la règle. Mais pas d’une ou de deux heures mais de cinq, dix, quinze heures ! Au pire, ils sont annulés, mais on ne le sait qu’après avoir poiroté toute la nuit dans la gare.

Nous fûmes chanceux, notre train n’eut que cinq heures de retard. En attendant, avec Periklis, nous improvisâmes un petit duo guitare et bansuri. En moins d’une minute, nous étions encerclés par des dizaines d’Indiens. Et ce qu’il y a de « drôle » ici, c’est qu’à la fin du concert c’est le spectateur qui vient demander de l’argent aux musiciens !

Le voyage se passa sans encombre et nous arrivâmes à Kolkata, dans l’état du West Bengal, en milieu de matinée.

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Concert improvisé dans la gare ferroviaire de Vârânasî.

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Kolkata, anciennement connue sous le nom de Calcutta, est l’une des plus grosses métropoles du sous-continent indien. De 1690 à 1912, elle fut la capitale de l’Inde britannique, avant le transfert du siège du gouvernement à Delhi. De 1977 à 2011, le parti marxiste était au pouvoir. Il est également intéressant de noter que, dans cet état, la scolarité est gratuite jusqu’à 18 ans, toutes castes confondues.

La ville jouit d’une réputation sans égal en matière de culture. Les plus grands noms de la littérature, du cinéma et de la philosophie indienne sont originaires d’ici : Sri Aurobindo, Rabindranath Tagore (Prix Nobel de littérature en 1913), Amitav Ghosh (auteur contemporain), Satyajit Ray (auteur de la magnifique trilogie d’Apu. En fait, tous ses films sont splendides. Je vous les conseille vivement !), ainsi que les gurus Râmakrishna et Vivekananda.

Cependant, tout n’est pas rose, et certains quartiers, à la nuit tombée, se transforment en gigantesques dortoirs à ciel ouvert, accueillant plus de deux millions de sans-logis ! Calcutta c’est aussi la ville des « hommes-chevaux », ces hommes qui tirent à la force de leurs bras et de leurs jambes de lourdes charrettes sur lesquelles sont installés confortablement riches bengalis et touristes. Pour ma part, j’ai refusé systématiquement de grimper dans l’une d’elles. Ce métier est inhumain ! Mais en même temps, ces hommes n’ont aucune autre source de revenus… A ce propos je vous invite à lire La Cité de la Joie de Dominique Lapierre où l’on y découvre également le travail de Mère Teresa auprès des plus démunis.

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En route pour le Dover Lane Music Conference avec mes amis Periklis, Mariana et Luba.

La raison de notre venue à Kolkata était le Dover Lane Music Conference, l’un des festivals les plus importants consacrés à la musique classique hindoustani. Pendant quatre nuits, de 20h00 à 06h00 du matin, les plus grands représentants du genre se produisaient sur l’unique scène du festival. Nous eûmes la chance de voir des légendes telles Pt. Jasraj (chanteur), Amjad Ali Khan (sarod) ou Shashank Subramaniam (bansuri). Evidemment, nous découvrîmes bien d’autres musiciens incroyables.

Les concerts se déroulant la nuit, inutile de vous dire que nous profitions de la journée pour dormir. Je n’eus donc pas vraiment l’opportunité de découvrir la ville. Et puis, je dois avouer que je n’en avais pas l’envie non plus. La pollution, le trafic, le bruit, le monde commençaient sérieusement à me peser. Je rêvais d’un endroit tranquille, à la campagne. Je décidai donc de partir seul pour Bodhgaya.

[Autre parenthèse culinaire. Je tiens quand même à écrire quelques lignes à propos d’un restaurant que j’ai découvert en me baladant dans les ruelles du quartier où nous logions : le Nizram’s Restaurant,since 1932 ! A Vârânasî, lorsque j’étais malade et triste, je m’étais mis à fantasmer sur un bon barbecue chez mon ami Zaza. J’avais envie de viande… et de bons vins, et de fromages ! Mais il m’était impossible d’en trouver dans une ville principalement hindoue, donc végétarienne. Ou en tout cas, vu la qualité de la nourriture des restaurants, je n’en aurais certainement pas commandé. En passant devant le Nizram’s, à Kolkata, j’eus le sentiment d’avoir enfin trouvé l’endroit de mes rêves. J’entrai et commandai un chicken tandoor avec un nan. Oh waaaou ! Comme dirait mon ami Virgile. Chaque bouchée me faisait fondre de bonheur. La viande était délicieuse, et le nan, n’en parlons pas ! Je décidai d’élire le restaurant « meilleur restaurant de la ville ». Je mangeai donc là-bas à chaque repas. Le muton biryani était également incroyable ! Il est amusant (ou pas ! En fonction de mon état d’esprit du moment…) de noter que j’ai plus d’orgasmes culinaires que sexuels… Bref !]

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Au Nizram’s Restaurant… Enfin de la viande !!!

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Je quittai Kolkata le mercredi 28 janvier à 22h00. Mon train était à l’heure ! (Je suis sûr qu’ils l’ont fait exprès pour contredire ce que j’ai écrit plus haut à propos des retards de trains…) Encore plus surprenant, j’arrivai à la gare de Gaya avec cinq minutes d’avance, vers 05h00 du matin. Il me fallait ensuite prendre un auto-rickshaw pour me rendre à Bodhgaya, à une quinzaine de kilomètres de là.

J’y débarquai aux alentours de 05h30 et me mis à la recherche d’une chambre. J’avais lu dans le Routard qu’il était possible de loger pour une poignée de roupies dans des monastères. Je me rendis donc au monastère tibétain. Là, j’appris qu’il était complet, et que tous les autres monastères l’étaient également en raison d’un rassemblement bouddhiste qui se tenait actuellement au Mahabodhi Temple. J’étais donc bien embêté avec tous mes sacs et la fatigue de mon voyage en train pendant lequel je n’avais pratiquement pas dormi de peur de louper mon arrêt.

Un Indien me conduisit à l’hôtel d’un de ses amis. Mais là encore, aucune chambre n’était disponible, et le gérant me dit d’attendre midi, l’heure du check out, car il aurait peut-être une chambre pour moi. Je m’assis dans le hall, épuisé et ne sachant que faire. Il était 06h00 du matin et je devais attendre six heures de plus afin de savoir si oui ou non je pouvais avoir une chambre pour la nuit. Cette perspective ne m’enchantait guère ! D’autant plus que la météo extérieure était vraiment médiocre : il faisait froid et il pleuvait ! Pendant quelques minutes, je regrettai le beau temps de Kolkata.

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Mais mon mal-être ne durerait pas longtemps. Une dizaine de minutes seulement après mon arrivée, une dame, âgée, au visage davantage asiatique qu’indien, m’offrit un grand verre de tchaï. Elle était belle. Ses traits, durs, me faisaient penser à ceux des paysans de l’Himalaya que j’avais eu la chance de croiser dans mon enfance, lors d’un voyage au Népal avec mes parents. Et pourtant, son regard et son sourire étaient d’une douceur et d’une bienveillance immenses. Sa présence m’était apaisante, et je retrouvais un peu d’énergie.

Un instant plus tard, une autre dame, âgée elle aussi, vêtue de la robe safran de moine bouddhiste et les cheveux coupés à ras, vint m’offrir l’hospitalité dans sa chambre qu’elle partageait avec son père, bonze également, et son assistante, la même dame qui m’avait offert le tchaï quelques minutes auparavant.

Elle s’appelait Tsewang Lhatso et était originaire du Tibet. Elle et toute sa famille avaient dû fuir leur pays lors de l’invasion chinoise. Ils s’étaient réfugiés en Inde. Elle était devenue bonze à la suite du décès de son mari. La raison de sa venue à Bodhgaya était le Puja, ce rassemblement bouddhiste qui attirait des milliers de pèlerins du monde entier, mais principalement d’Asie.

Ils m’offrirent un petit-déjeuner typiquement tibétain : de la farine mélangée à du thé tibétain salé, accompagné d’une sauce de tomates fraîches et fortement épicée. Le goût était bon mais la consistance lourde. Je ne parvenais pas à terminer.

Je me sentais bien et j’étais heureux de converser avec cette Sainte. Son père était assis en lotus sur son lit, un mala [1] en main, et chuchotait un mantra d’une voix grave et profonde. J’éprouvais alors un sentiment similaire à celui que j’avais eu en rencontrant la famille de mon ami Shri. L’Amour et la Sagesse étaient partout.

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Ma bienfaitrice Tibétaine : Tsewang Lhatso.

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Finalement, je décidai de repartir à la recherche d’une chambre. Je pris congés de mes hôtes en les remerciant chaleureusement, et leur promis de revenir les voir dès que je serais installé.

Par miracle, pas plus de cinq minutes après avoir quitté l’hôtel, je rencontrai un Indien qui me dit qu’il connaissait une famille qui avait une chambre à louer. Il leur téléphona. La chambre était libre et ne me coûterait que 250 Rs par nuit (3.50 € !). Il m’embarqua sur sa moto et m’emmena à l’adresse. Le propriétaire, un petit homme tout rond avec un air franchement comique, me plut immédiatement. Il me fit visiter l’endroit qui était charmant.

Au moment même où je vous écris, je suis dans ma petite chambre. Le mobilier est plus riche que celui de ma chambre à Vârânasî, mais reste tout de même sommaire : un lit en bois sur lequel est posé un matelas pas plus épais qu’une feuille de papier, une minuscule table de nuit et une table en plastique. C’est la première fois depuis mon arrivée en Inde que j’ai un « bureau » dans une chambre. Et c’est bien agréable pour écrire, je vous assure.

La maison se situe au bout d’une ruelle, perpendiculaire à une autre petite rue, dans un quartier qui ressemble davantage à un village miniature. Les maisons sont toutes petites et basses. La plupart d’entre elles ne comportent qu’une seule pièce pour toute la famille. L’ambiance qui règne dans la petite rue perpendiculaire à ma ruelle est magique. J’ai l’impression d’évoluer dans le décor d’un film de Kusturica. Des enfants courent partout au milieu des chèvres, des cochons, des canards, des poules et des coqs, des vaches, des chiens. Les fillettes imitent déjà les gestes de leurs mères en portant sur une hanche leur petit frère ou leur petite sœur. D’autres transportent des paniers plein de légumes et d’œufs sur leur tête, comme la petite fille dont Mowgli tombe amoureux à la fin du Livre de la Jungle. Tout ce jeune monde évolue sous le regard attentif des anciens, accroupis devant l’entrée de chaque maisonnée, l’air sévère mais sage. Les femmes, portant de magnifiques saris, sont extrêmement belles. Leurs traits fins, leurs longs cheveux noirs et brillants, leurs yeux en amande d’un noir profond, leurs sourires et leur grâce sont d’un érotisme troublant. Quel est le secret d’une telle perfection ? Je me retiendrai de les comparer à leurs maris moustachus qui me font davantage penser à Borat qu’à Johnny Depp ! Je plaisante bien sûr, et certains hommes sont beaux aussi, en particulier les grands-pères. Leurs corps fins, leurs rides, leurs barbes et leurs chevelures d’un blanc de neige me font penser aux représentations des vieux sages des épopées du Mâhabârata et du Râmayana.

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La petite ruelle dans laquelle se situe la maison de ma famille d’accueil.

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Le Livre de la Jungle.

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Enfants croisés dans la petite ruelle principale du village.

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Ma famille d’accueil est adorable. Comme je le disais plus haut, le père est un sacré numéro, toujours en train de raconter des blagues et de rigoler. Il a surtout un air de gros nounours attachant. La maman, discrète mais très souriante, passe ses journées à écosser des haricots,  à prier et à lire le Coran. Leur fille, que j’ai surnommé Didi – surnom affectif que l’on donne à la sœur aînée -, est incroyablement gentille et une cuisinière hors pair. J’avais demandé au père, au début de mon séjour, si je pouvais dîner chez eux le soir, ce qu’il accepta avec grand plaisir. Du coup,  je jouis (!) chaque soir de la nourriture qui m’est offerte ! (Décidemment, je devrais écrire un roman porno avec toutes mes expériences culinaires !) Le fiston est un jeune Indien branché, la casquette à l’envers, le smartphone dans une main et le guidon de sa moto dans l’autre. Nous ne sommes pas de la même planète, et j’ai des doutes concernant son honnêteté… Passons ! La famille est évidemment plus grande mais les autres enfants, mariés et parents, ont déjà quitté la maison et habitent en ville à Gaya et à Delhi.

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Ma maman d’accueil avec notre animal de compagnie : une chèvre.

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A présent, quelques mots sur Bodhgaya. Située dans l’état du Bihar, l’état le plus pauvre de l’Inde, et entourée de rizières, de palmeraies et de petits villages agricoles aux maisons en terre et aux toits de chaumes, la petite ville de Bodhgaya abrite l’un des lieux les plus importants du bouddhisme.

L’Histoire raconte qu’au VIe s avant notre ère, le prince népalais Siddharta Gautama connut l’Illumination après avoir médité plusieurs semaines sous un arbre à cet endroit. Il était alors devenu un bouddha, libéré du cycle infernal des réincarnations. Un grand temple, le Mahabodhi Temple, a été érigé à l’emplacement de l’arbre sacré, aussi appelé Bodhi Tree.

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Le Mahabodhi Temple encerclé de moines Bouddhistes.

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Drapeaux de prières Tibétains.

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Bouddha.

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J’apprécie grandement ce lieu. C’est une bouffée d’air après la frénésie des grandes villes. L’atmosphère y est shanti shanti [2], en particulier à l’intérieur du Mahabodhi Temple, avec tous ces bonzes et les mantras bouddhistes diffusés par les haut-parleurs.

Je passe de nombreuses heures dans le parc du temple à méditer, à lire et à écrire. J’ai commencé un roman intitulé Sâdhu – Un Voyage Initiatique de Patrick Lévy, un auteur Français. Il y raconte son expérience personnelle d’apprenti sâdhu, son vœu de renoncement, sa vie d’ascète et ses voyages dans l’Inde à la suite de son guru Anandababa. Les réflexions et les enseignements retranscrits sont d’une grande richesse et d’une grande sagesse. Ils alimentent mes méditations.

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Baba rencontré à l’intérieur du Mahabodhi Temple.

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Lorsque je repense à l’année dernière, à mon expérience d’enseignant, je me rends compte que je n’étais absolument pas prêt à enseigner. Je ne le suis d’ailleurs toujours pas ! Je suis en étude, en quête de moi-même, à la recherche de réponses concernant la Vie, les relations humaines, amoureuses. J’apprends la Solitude, la Patience. J’apprends aussi à dompter mes émotions, mes sentiments. J’essaie de voir en chaque obstacle que la Vie m’impose quel enseignement je peux en tirer, car je suis persuadé que rien n’arrive par hasard. Mais la route est longue et je n’en suis qu’au début…

*

Voilà, ma lettre touche à sa fin. Mais avant de vous quitter, j’aimerais vous remercier d’être là, dans mes pensées. Je vous remercie également pour le temps que vous consacrez à la lecture de ces lettres et aux messages d’encouragement que vous m’envoyez. Ils me confèrent une force et une énergie inestimables pour poursuivre ce voyage.

Je vous aime tous très fort.

Kim

[1] Mala : chapelet

[2] Shanti : Paix

Nouvelles de Vârânasî.

Dimanche 4 Janvier 2015, Vârânasî.

Chère famille, chers amis,

Je commencerai par vous souhaiter tous mes vœux de bonheur et de joie pour cette nouvelle année. Que chacun de vous écoute son cœur et vive pleinement la vie qu’il a choisie. Je me rends compte au fil de mes rencontres qu’il existe autant de façons de vivre une vie qu’il y a d’individus ; et toutes se valent. L’important est d’être en accord avec soi-même.

Mon voyage poursuit son cours et chaque jour apporte son lot de surprises, de rencontres, de découvertes, de prises de conscience, d’émotions. Le voyage est une vie en condensé. L’on y expérimente tout d’une manière démesurée. Le Temps, ou plutôt son absence, permet au voyageur au long cours de vivre chaque instant avec une intensité extrême. En effet, son esprit n’étant plus tiraillé par ce Temps et par les obligations qui en découlent, il peut jouir complètement du moment présent. Être là, conscient, observateur, rêveur, poète. Et je dois dire que Vârânasî se prête plutôt bien à la rêverie…

Le Gange.

Le Gange.

Vârânasî, que les Anglais avaient renommé Bénarès, et qui dans l’Ancien Temps portait le nom de Kashi. Cette ville, que longe le Gange, le fleuve sacré, est un des lieux saints les plus importants de la religion hindou. La légende affirme que mourir à Vârânasî permettrait au défunt de clore le cycle infernal des réincarnations. Son âme trouverait alors le repos éternel.

La Mort fait donc partie intégrante de la vie ici, et il n’est pas rare qu’au détour d’une ruelle l’on tombe sur un cortège d’hommes transportant à bout de bras une civière en bambou sur laquelle repose le corps d’un défunt enveloppé de tissus multicolores. Ce corps sera déposé et incinéré sur un bûcher à ciel ouvert, au bord du Gange, sur l’un des deux burning ghâts [1] dont dispose la ville. L’ambiance qui règne alors sur le lieu a quelque chose de mystique. Les corps se consument sous le regard de tous : famille, amis, inconnus, touristes. Je peux comprendre le malaise de certains Occidentaux face à ce « spectacle » inhabituel. Notre rapport à la Mort est si différent ! Mais ici, Elle semble tellement naturelle que je ne ressens aucune peur, aucun dégoût, aussi « violente » que puisse être la vision. Je me rappelle d’un soir où, rentrant à mon guest house par les ghâts, je passais devant le petit burning ghât. Là, à quelques mètres de moi, un corps était en train de brûler sur un bûcher. Mon regard se figea sur ce corps. Je pouvais clairement discerner le visage du défunt et un de ses pieds littéralement rongés par les flammes. Dans un autre endroit et dans un autre temps, cette vision m’aurait certainement hanté pendant un moment. Ici, le « choc » s’évanouit immédiatement et je poursuivis calmement mon chemin.

Sâdhu contemplant le Gange depuis un ghât.

Cette sérénité de l’esprit est à mon avis due à l’atmosphère si particulière qui règne sur les ghâts. Quel plaisir que de déambuler sur ces marches et d’assister à des scènes de vie si authentiques, si belles, si colorées. Dans la brume matinale, hommes et femmes se recueillent, prient, font leurs ablutions dans le Gange. Plus tard dans la matinée, l’heure est aux lessives, et le linge est étendu sur d’immenses cordes – voire à même le sol -, formant des espaces où toutes les couleurs se mêlent dans une gaieté vivifiante. Et cette gaieté est amplifiée par les jeux des enfants : batailles de cerfs-volants ou parties endiablées de cricket et de badminton. L’après-midi, la vie s’intensifie. Les ghâts sont pris d’assaut par les touristes, et les rabatteurs en tout genre grouillent dans l’espoir de récolter quelques roupies. Puis le Soleil se couche. Alors se déroule sur les principaux ghâts le Puja, cérémonie hindou pendant laquelle des prêtres (généralement de jeunes brahmanes) officient en effectuant des gestes rituels méticuleusement appris et accompagnés de chants sacrés.

Prière matinale.

Lessive.

Lessive.

Bataille de cerfs-volants.

Bataille de cerfs-volants.

Mais la vie à Vârânasî ne saurait se limiter aux seuls ghâts, et il faut éprouver l’ambiance incroyable du chowk [2] de la Vieille Ville dont le dédale infini de minuscules ruelles égarerait le meilleur des scouts ! Impossible en effet de trouver son chemin sans demander de l’aide aux commerçants du coin. Et il n’est pas impossible aussi qu’une fois sur la bonne route il nous faille rebrousser chemin car une vache obstrue le passage, trop occupée à brouter une affiche publicitaire collée au mur. A ce propos, voici une citation d’Henri Michaux extraite de son journal de voyage Un barbare en Asie qui m’a beaucoup fait rire :

« Ils [les hindous] ont fait alliance avec la vache, mais la vache ne veut rien savoir. La vache et le singe, les deux animaux sacrés les plus impudents. Il y a des vaches partout dans Calcutta. Elles traversent les rues, s’étalent de tout leur long sur un trottoir qui devient inutilisable, fientent devant l’auto du Vice-roi, inspectent les magasins, menacent l’ascenseur, s’installent sur le palier, et si l’Hindou était broutable, nul doute qu’il serait brouté. »

Vache sacrée.

Vache sacrée.

Je me rappelle aussi d’une remarque de mon ami Marc qui, ayant voyagé en Inde du Nord l’été dernier, m’avait dit en plaisantant : « Ce qu’il y a de cool en Inde c’est que nous n’avons pas besoin d’aller au zoo et de payer un ticket pour voir des animaux. » Je réalise à présent la véracité de ses dires. (Rémy, ce pays te conviendrait à bien des égards, entre le faible coût de la vie, la bouffe et les bêtes, tu en aurais pour ton argent !). Un jour, me promenant dans la grande rue menant au ghât principal, j’aperçus un attroupement hilare d’Indiens et de touristes devant une boutique de vêtements. Je m’approchais pour voir l’objet de ces rires et vis, allongé en plein milieu du magasin, un énorme taureau. J’éclatais de rire à mon tour. Le plus drôle était qu’aucun employé ne semblait se soucier de la présence de ce mastodonte, et cela n’empêchait pas non plus aux clients d’entrer pour acheter ce dont ils avaient besoin. Mon esprit transposa aussitôt la scène dans le H&M de la rue d’Antibes à Cannes et j’imaginais la réaction des gens. Ce serait sans doute encore plus amusant ! Cet après-midi, dans la même rue, un grand singe était assis sur un scooter en train de manger des puris [3] ! Mais la faune vârânasîenne ne se réduit pas seulement aux vaches et aux singes : chiens des rues, chèvres, moutons, buffles, rats, souris, écureuils, chats (assez rare), oiseaux, complètent la ménagerie.

Hanuman, Roi des singes.

Hanuman, Roi des singes.

Une dernière chose à propos des vaches : il faut être particulièrement vigilant lorsque l’on marche dans ces ruelles minées de bouses aussi grosses que fraîches ; surtout quand on porte de belles sandales Quechua comme les miennes…

Depuis mon arrivée ici, mon séjour a été ponctué de nombreuses et belles rencontres : voyageurs, expatriés, musiciens, locaux et sâdhus. Chacune d’elles est unique et c’est un réel plaisir que d’écouter les récits de chacun : récits de voyage, récits de vie. Evidemment, parmi toutes ces rencontres, quelques-unes m’ont davantage marqué…

J’arrivai à Vârânasî le 23 décembre 2014 vers midi. Aussitôt mes affaires déposées dans ma chambre, je partis à la découverte de la Vieille Ville et des ghâts. En route vers le grand burning ghât, je passai devant un sâdhu [4] et fus immédiatement attiré par son aura. Il était presque nu, ne portant qu’un longhi [5], de longues dreadlocks descendant en cascade sur ses épaules, et un regard d’une intensité rare. Assis en position de lotus, il psalmodiait le mantra [6] Hare Krishna. Le lendemain matin, de bonne heure, je revins le voir. Quelques hommes étaient auprès de lui, bavardant. Il faisait assez froid, et un vieux monsieur m’invita à me joindre à eux autour du feu. Ils étaient en train de préparer du tchaï [7] que nous partageâmes tous ensemble. Puis ils préparèrent un shilom [8] qui tourna de mains en mains. N’étant pas fumeur et voyant les quintes de toux que déclenchait la chose, je préférais passer mon tour. Je discutai avec le monsieur qui m’avait invité à me joindre au groupe, le seul de tous à parler anglais. Il s’appelait Shree et était vendeur de bijoux. De lui aussi émanait une certaine sagesse, dans son regard bienfaisant, dans sa douceur de parler, dans ses gestes, dans son sourire. Nous devînmes immédiatement bons amis. Les quatre jours suivants, je revenais chaque matin. Shree me raconta son histoire ainsi que celle de Babaji, le sâdhu. Je prenais également beaucoup de plaisir à rester auprès d’eux, à ne rien faire, à m’imprégner de leur présence apaisante, et à méditer face au Gange.

Assi Ghât.

Assi Ghât.

Puis je déménageai vers Assi Ghât, à l’autre bout de la ville. Alors mes visites à mes deux amis s’espacèrent. En revanche, je rencontrai de nombreux musiciens et voyageurs. Je me liai d’amitié avec un musicien Grec, Périclès, qui, par la suite, devint mon voisin de chambre. Il jouait des tablas et apprenait le sitar. Nous passâmes quelques nuits entières à jammer ensemble. Nous nous achetâmes aussi deux petites guitares de voyage pour renouer avec notre culture rock et reggae.

Parmi les voyageurs, toutes les nationalités étaient représentées. Ce qui eut pour conséquence de me donner de nouvelles idées de voyages… Certains ne voyageaient que pour quelques semaines, d’autres pour une année, d’autres encore pour un temps indéfini. Je me souviens de ce Français qui n’avait cessé de bourlinguer depuis plus de treize ans !

Enfin, il y avait les expatriés, ceux qui étaient tombés amoureux de la ville et qui avaient décidé de tout quitter en France pour construire quelque chose ici.

Toutes ces rencontres sont une source d’inspiration et une véritable leçon de tolérance. Elles m’apportent toutes quelque chose, me font grandir, réfléchir, me remettre en question. Elles m’ouvrent l’esprit et me permettent de me rendre compte que nous sommes parfois aveuglés par notre propre vision du monde.

Ce que j’apprécie en voyage, et en particulier dans le voyage en solitaire, c’est cette ouverture à l’Autre, cette possibilité de prendre le temps de découvrir les histoires de chacun. Tous les matins, au réveil, j’éprouve une certaine excitation à découvrir ce que la Vie me réservera dans la journée. Ce sentiment est quasiment inexistant dans la routine besogneuse…

Barque de pêcheur.

Barque de pêcheur.

Je terminerai cette lettre par une courte réflexion concernant la Musique. Lorsque j’avais pris la décision de venir en Inde pour apprendre le bansuri, la Musique était alors le prétexte et la finalité de mon voyage. J’avais en tête de « devenir musicien » pour « gagner ma vie ». Plusieurs éléments m’amenèrent à penser que cette façon de voir les choses n’était pas la bonne, et j’en suis venu à cette conclusion : je joue de la Musique par amour pour Elle, et non dans un but lucratif. De plus, étant intéressé par tant d’autres choses, par tant d’autres domaines, je serais incapable de ne me consacrer qu’à Elle. Elle n’est donc plus un but à atteindre dans mon voyage, mais une partie, certes importante puisque je continue à pratiquer régulièrement, à jouer et à assister à de nombreux concerts.

Le temps est venu pour moi de vous dire au revoir. L’Inconnu m’attend dehors. Je vous embrasse tous très fort et je pense à chacun de vous avec tout mon amour et toute mon amitié.

Kim

Kashi.

Kashi.

[1] Ghât : escaliers bordant le Gange.

[2] Chowk : bazar, marché.

[3] Puri : galette frite.

[4] Sâdhu : renonçant, ascète.

[5] Longhi : morceau de tissu enroulé autour de la taille et servant de pantalon.

[6] Mantra : chant dévotionnel répété inlassablement.

[7] Tchaï : thé indien épicé et coupé avec du lait.

[8] Shilom : pipe droite fourrée de tabac et de haschisch.

Poésie.

Jeudi 25 décembre 2014, Vârânasî.

Petite prose scatologique ou l’art de caguer à l’orientale.

Quoi de plus agréable qu’un petit caca dans un toilette turc ? Quelle belle invention ! Il suffit de s’accroupir confortablement (après avoir baissé son pantalon évidemment !) et d’attendre que Monsieur daigne pointer le bout de son nez.

Contrairement au toilette occidental, plus longtemps on y reste et meilleur c’est. (Attention néanmoins de ne pas vous endormir !)

Et puis ici, pas de marques douloureuses et fort peu poétiques de cuvette sur vos belles cuisses.

Le plus délicat c’est la fin, lorsqu’il s’agit de doucher Monsieur Q. Oui ! Car l’indien est au moins écolo pour une chose : il n’utilise pas de papier toilette mais une jolie douchette ! Mais un faux mouvement du poignet et c’est la catastrophe assurée ! Jean et slip mouillés, il ne vous reste plus qu’à vous relever.

Mais là encore les choses se compliquent car des fourmis ont envahis la partie inférieure de votre corps. Et la moindre erreur de votre part vous entraînerait indéniablement au même endroit que si vous vous étiez endormis précédemment…

Sur ces belles paroles, joyeux Noël à tous !

 P1110943

Take it easy !

Kim

Indes, premières impressions.

Jeudi 11 décembre 2014, Delhi.

Trois semaines ont déjà passé depuis mon arrivée à Delhi. Que le temps passe vite ! Voilà la raison essentielle pour laquelle je vous encourage tous à ne pas le perdre, ce temps ; il est trop précieux ! Et nous n’avons qu’une chance… A moins que vous ne soyez bouddhiste ou hindouiste et croyez en la réincarnation, en espérant qu’elle ne soit pas trop mauvaise…

Vendeuse de fruits et légumes dans le bazar du Vieux Delhi.

Trois semaines donc que je vis à Pandav Nagar, un quartier à l’Est du centre-ville de Delhi, dans la maison familiale de mon guru et ami Rishab Prasanna. Sa famille est adorable ; ils me reçoivent avec une générosité immense. Je suis en « pension complète » et sa maman cuisine divinement bien. Chaque jour je découvre de nouvelles saveurs qui, parfois, me font atteindre une sorte d’orgasme culinaire.

Les hommes de la famille sont tous musiciens. Le père, Pandit Rajendra Prasanna, est l’un des flûtistes les plus renommés de l’Inde actuelle. C’est une chance incroyable que de vivre dans cette illustre famille. Et je ne remercierai jamais assez mes deux amis niçois, Arif et Manu, qui m’ont fait découvrir les splendeurs de la musique classique Hindoustani et grâce auxquels j’ai pu rencontrer Rishab.

Récital de guruji Pt Rajendra Prasanna dans une école publique gouvernementale.

Récital de guruji Pt. Rajendra Prasanna dans une école publique gouvernementale.

A priori, Delhi peut paraître monstrueuse. Avec ses 17 millions d’habitants, ses bidonvilles, son trafic routier infernal et, par voie de conséquence, sa pollution, le tableau est loin d’être plaisant. Mais avec le temps, je commence à vraiment l’apprécier. J’aime particulièrement l’animation dans les rues et les marchés. Ça grouille de partout ! Et j’aime observer cette vie en marche, sentir cette chaleur humaine. Et puis il y a les odeurs (pas toujours très agréables d’ailleurs…) et surtout les couleurs des vêtements des femmes en particulier, des épices sur les étals des marchés, de la foule mouvante…

Retour de marché

Retour de marché.

La vie indienne est à des années lumières de celle que l’on connaît en France. Et je pense que pour s’en faire une idée, il faut la vivre, l’expérimenter. Je ne crois pas que mes mots (ou ceux des autres…), que des photographies, ou qu’un film (même documentaire) puissent rendre cette impression si particulière que l’on éprouve en se promenant dans les rues bondées de cette immense capitale.

Je vais rester à Delhi jusqu’au 22 décembre. Ensuite je prends mes affaires pour partir à la découverte d’une des plus anciennes et des plus mystiques cités de l’Inde : Vârânasî (Bénarès). J’ai entendu tant de choses à propos de cette ville, et j’ai rencontré tant de voyageurs qui en sont tombés littéralement amoureux que je suis impatient de la visiter. Et puis, elle est très réputée pour la musique…

Rickshaw Wallah.